Opération Léthé

RVB de baseNote de la rédaction : Le récit d’Alfred est de pure fiction. Toute ressemblance avec des évènements et des personnes réelles ne serait que fortuititude fortuite et indépendante de la volonté de l’auteur. D’ailleurs le royaume où se passe l’action n’existe même pas.

« zim zim boum boum ! 41 pour cents, je suis le meilleueueueueuer ! » dansait le roi seul dans son bureau. Tromondada éteignit la caméra. Nous avions tout de suite noté ce réflexe excédé du psy : étonnant qu’un homme si posé finisse par perdre son flegme devant un patient. « Comment faire comprendre aux gens qu’il est fou ? » ronchonnait Alonzo, « on ne me croira jamais ! ». Eût-il essayé qu’il eût risqué sa peau, comme nous le savions. Le docteur Alonzo Tromondada n’avait pas renoncé à soigner le monarque, sa cour et son gouvernement, car, expliquait-il, même s’il s’agissait de pathologies inguérissables, l’étude clinique de ces cas pouvait un jour se révéler utile ; son regret était de ne pas pouvoir observer le roi d’Amérique.

« Mes amis, dit tristement Alonzo, nous venons ces jours-ci d’avoir une excellente démonstration de ce qu’avançait le vieux Sigmund : la foule est dépourvue d’esprit critique, l’invraisemblable n’existe pas pour elle. Elle ne connaît ni doute ni incertitude, elle est extrêmement réceptive aux suggestions, ses instincts dormant en chacun de ses membres se réveillent, rendant possible la libre satisfaction des pulsions. » Le psy étant rarement aussi disert, il fallait que son inquiétude fût en raison inverse de son laconisme habituel.

« Peut-on dire, hasarda La Conscience, que le roi et son entourage auraient sciemment provoqué la peur dans la foule et l’exploitent ? C’est l’idée que nous avons eue, Alfred et moi, dès que nous avons connu les faits. » « Et vous aviez raison ! répondit sèchement Tromondada, récapitulons ce que nous ont montré nos caméras cachées. » Il engagea un dvd dans le lecteur. Á la neige grisâtre de l’écran succéda une salle de réunion. Trois Éminences Grises, très certainement des terraneuviens, entrèrent et s’installèrent, suivies rapidement des deux compères du Noir Cabinet, Mouture-Bio, dit « Farine » et Zébulon. Le plus grand des encagoulés frappa la table de son maillet : « Frères ! Nous pouvons commencer nos travaux architectoniques ! Frère Houdini, vous avez la parole ! »

« Un pseudonyme, probablement », dis-je. « Frères,  commença Houdini, nous avons reçu la synthèse des rapports des services de lutte antiterroriste. Un gros coup se prépare pour demain. Deux cellules djihadistes vont entrer en action, probablement contre le journal satirique Donald-Mensuel. » Comme Farine s’agitait, le président de séance l’apostropha : « Frère Bio, avez-vous quelque chose à dire ? » « Puisque nous le savons, n’est-il pas de notre devoir de l’empêcher ? » répondit l’homme du Palais ? Les quatre autres se cabrèrent : « Voulez-vous que nous renoncions au pouvoir ? » tonna le président. « Non, certes ! » « En effet, Frère ! dit sentencieusement l’encagoulé, et compte tenu de la préoccupante désaffection à l’encontre de Soliveau, il est temps de renverser la tendance. Donc nous ne ferons rien. »

« Les scélérats ! s’exclama La Conscience, je les savais perfides, mais pas à ce point ! » « C’est peu dire, renchérit Alonzo, écoutez la suite… » Le président de séance poursuivit : « Nous devons donc tirer parti de l’affaire. Ce n’est évidemment pas un gros attentat qui se prépare, rien de comparable au onze septembre, ni à la gare de Madrid. Frère Hellequin, c’est à vous ! ». Hellequin ouvrit un gros classeur. « Nous allons amplifier l’évènement en tirant parti du fait que les cibles sont des dessinateurs connus pour leur insolence à l’encontre des religions, dont l’islam. Tout le monde se souvient qu’ils ont caricaturé Mahomet. Nous pouvons donc jouer sur un premier ressort d’indignation : les terroristes s’en prennent à la liberté d’expression. Mais il y a un risque : seul les imbéciles ignorent que les djihadistes opèrent au nom de l’islam, et le risque est grand de voir se développer une vague d’islamophobie. Frère Houdini ? »

Houdini prit son temps avant de répondre : « En effet, il règne dans la populace une vraie détestation contre les musulmans. Le tout est de cacher la relation entre l’islam et le djihad, sinon c’en est fini de notre électorat des mosquées et le risque de guerre civile serait grand. » « Mais comme vous le savez, reprit Hellequin, nos instructions sont prêtes afin d’éviter cela. Le second ressort sur lequel nous allons jouer est bien entendu la peur. Une partie de la population, la petite bourgeoisie progressiste diplômée, craint les attentats. C’est elle qui nous servira d’amplificateur. » Nous assistions en différé à la mise en place d’une machine infernale, consternés et rageurs. Les comploteurs discutèrent un moment encore, puis le président de séance reprit la parole : « Nous voilà d’accord, Frères. Nous allons sérieusement briefer le roi, il ne faudrait pas qu’il compromette le plan par ses bêtises, et les médias, car ils doivent nous apporter un soutien sans faille. Retrouvons-nous dans le bureau royal. La séance est levée ! » conclut-il d’un coup de maillet.

Nous étions abasourdis. Un coup d’état sans précédent se préparait. L’enregistrement suivant montrait le bureau du roi. Le monarque était entouré de Bitaura et Vieille-Cabane, ministre du Dedans. Les cinq comploteurs entrèrent. « Nous t’avons fait roi, commença le grand encagoulé, tu n’as pas été à la hauteur, mais nous allons te regonfler, car nous n’avons pour le moment personne sous la main. » Hellequin exposa au roi tout le scénario. « Bbbbbon… gémit le monarque, et que dois-je faire ? » « RIEN, justement ! trancha Hellequin, tu vas te rendre sur les lieux dès l’annonce de l’attentat, prendre un air désespérément com…passé, assurer que tu as la situation bien en mains, que les criminels seront poursuivis. » Bitaura intervint : « Ce n’est pas très original ! » « Ce n’est pas tout, coupa Houdini, Soliveau va appeler à l’unité nationale DERRIÈRE LUI et engager une manifestation nationale pour le dimanche suivant. Nous avons rédigé ce qu’il va raconter» « Mêêêê, bêla le roi, ils ne m’écouteront même pas ! » « Toi, non, mais les médias, oui, on s’en occupe ! » « De plus, ajouta Hellequin, débrouille-toi pour convier des têtes couronnées étrangères à ta manifestation ! » « Bon, dit le roi, le ministre du Dehors s’en acquittera. »

Nous notions avec horreur avec quel cynisme les gouvernementaux et le roi avaient accueilli ce plan : aucune objection morale, les morts ne comptent pas. Cependant, Vieille-Cabane émit une objection tactique : « Il y a quand-même un hic, c’est les djihadistes ! Les gens vont faire le rapport avec l’islam, non ? » « Nous allons faire en sorte d’occulter ce point, trancha Houdini, le roi dira, et tous diront, « terroristes » et non « djihadistes ». En plus, on va rameuter tous les imâms et chefs de coteries religieuses pour défiler le dimanche. Ils n’auront pas le choix, parce qu’ils auront chaud aux fesses. » Puis se tournant vers Soliveau : « Débrouille-toi pour avoir aussi des monarques moyen-orientaux à ta manifestation, ou leurs envoyés, si pas eux ! » « Ouichef ! » dit le roi. Hellequin : « Toi, Vieille-Cabane, tu laisseras opérer tes policiers selon leur tactique, ils sont forts ; mais veille à ce que les caméras des médias couvrent soigneusement les opérations. » « Ouichef ! » répondit le ministre du Dedans. « Quant à toi, Bitaura, poursuivit Hellequin, prépare des lois : a) racisme comme circonstance aggravante, b) idem pour islamophobie, c) instauration d’un délit de blasphème, d) limitation de l’expression sur internet. » « C’est noté ! » jubila l’hagarde des sots. « Bon ! conclut le chef des comploteurs, exécution ! L’un de nous s’occupera des médias. »

Nous ne nous attendions évidemment pas à ce que le trio des terraneuviens se rende en tenue de comploteurs au briefing des médias. De fait, nous regardâmes trois personnages mystérieux accompagnés de Vieille-Cabane s’adresser à un parterre de responsables de presse télévisuelle, parlée et écrite. « Voici ce que nous attendons de vous en cas d’attentat djihadiste, commença le plus grand (appelons-le Croquignolle), primo : couverture totale des faits, minute par minute. Secundo : focaliser sur le Roi s’il vient sur place. Tertio : éviter de parler de djihad et de djihadisme, il n’y a que des terroristes. Et surtout ne pas évoquer l’islam. Quarto : insister fortement sur le danger de terrorisme, il faut que le peuple ait peur. Quinto : si un appel à manifestation était fait, venant du Roi ou de personnes sûres, le relayer sans cesse et annoncer tous les ralliements. Sexto : relayer toutes les déclarations laudatives à propos de l’action du roi et du gouvernement, surtout si elles viennent de l’opposition, notamment de Morfalou. Septimo : éviter d’inviter des polémistes trublions comme vous l’avez trop fait ces derniers temps. Est-compris ? » L’aréopage des menteurs professionnels acquiesça.

Ribouldingue prit ensuite la parole : « Il est inévitable qu’en cas d’attentat djihadiste, des extrémistes s’en réjouissent sur les réseaux sociaux : débrouillez-vous pour les minimiser, cela ferait trop désordre.» Ribouldingue soudain s’arrêta, puis s’entretint un moment en aparté avec ses complices. Heureusement, une des caméras cachées était suffisamment près pour que l’on pût entendre : « si dans les établissements scolaires des gamins refusaient de faire une minute de silence, ou justifiaient l’attentat, il faudrait prévenir le Naja de minimiser, aussi. »

Filochard : « En tous cas, si vous voyez qu’il est impossible de ne pas évoquer le djihad ou l’islam, le mieux est de vous débrouiller pour persuader les gens que les véritables terroristes sont ceux qui répandent la haine islamophobe. Ça, il y en a quelques uns parmi vous qui savent très bien le faire, je pense à des gars du quotidien « Emprisonnement », comme Frojin, par exemple. » Croquignol conclut : « Et ce serait à vous de répandre un slogan mobilisateur pour l’occasion : nous vous le transmettrions immédiatement, en cas d’attentat. » Nous comprîmes d’où venait le slogan « Je suis Donald ». Incroyable, ce complot ! Comme la salle se vidait, la caméra cachée accrocha l’étiquette du gros dossier de Croquignolle : « OPÉRATION LÉTHÉ ».

« Vous saisissez la symbolique de ce nom ? » demanda Tromondada. « Oui, dis-je, le mort qui sortait des Enfers pour revenir à la vie devait oublier son passé en buvant l’eau du Léthé. » « Donc, renchérit La Conscience, le but de cette abomination est de faire oublier toutes les malfaisances passées de Soliveau, pour maintenir ce pantin au pouvoir. Ainsi, les hommes de l’ombre peuvent poursuivre leurs desseins criminels. » « Et ils ont sacrément bien réussi ! pesta Alonzo Tromondada, on n’a jamais vu une remontée aussi brutale dans les sondages, et jamais, depuis les nazis et les staliniens, autant de bourrage de crâne ! Tous ces imbéciles qui ont manifesté, si différents pourtant les uns des autres, ont été hypnotisés, se sont identifiés à un mythe : « je suis Donald ». » « Cela pourrait bien n’être que passager, supposa La Conscience, la réalité du chômage, de la dette, des impôts… » « Oh ! Ils ont certainement encore des tours pendables dans leur sac ! » conclut le psy, désabusé, mais il y a un espoir, car si des imbéciles le prennent aujourd’hui pour le Grand Timonier, Soliveau demeurera envers et contre tout le capitaine fou d’un pédalo ivre ! »

Je me suis réveillé avec une terrible gueule de bois : non, ce n’est pas possible, j’ai dû faire un cauchemar, jamais aucun gouvernement qui se dit démocratique n’oserait ainsi manipuler le peuple !

Alfred

Share
Cette entrée a été publiée dans A la Une. Vous pouvez la mettre en favoris avec ce permalien.

Les commentaires sont fermés.