Tyrannie et dissidence

Antigone et Polynice« Des chaînes et des bourreaux, ce sont là les instruments grossiers qu’employait jadis la tyrannie ; mais de nos jours la civilisation a perfectionné jusqu’au despotisme lui-même, qui semblait pourtant n’avoir plus rien à apprendre.

Les princes avaient pour ainsi dire matérialisé la violence ; les républiques démocratiques de nos jours l’ont rendue tout aussi intellectuelle que la volonté humaine qu’elle veut contraindre. Sous le gouvernement absolu d’un seul, le despotisme, pour arriver à l’âme, frappait grossièrement le corps ; et l’âme, échappant à ces coups, s’élevait glorieuse au-dessus de lui ; mais dans les républiques démocratiques, ce n’est point ainsi que procède la tyrannie ; elle laisse le corps et va droit à l’âme. Le maître ne dit plus : Vous penserez comme moi ou vous mourrez ; il dit : vous êtes libres de ne point penser ainsi que moi ; votre vie, vos biens, tout vous reste ; mais de ce jour vous êtes un étranger parmi nous. Vous garderez vos privilèges à la cité ; mais ils vous deviendront inutiles ; car si vous briguez le choix de vos concitoyens, ils ne vous l’accorderont point, et si vous ne demandez que leur estime, ils feindront encore de vous la refuser. Vous resterez parmi les hommes, mais vous perdrez vos droits à l’humanité. Quand vous approcherez de vos semblables, ils vous fuiront comme un être impur ; et ceux qui croient à votre innocence, ceux-là même vous abandonneront, car on les fuira à leur tour. Allez en paix, je vous laisse la vie, mais je vous la laisse pire que la mort.

Les monarchies absolues avaient déshonoré le despotisme ; prenons garde que les républiques démocratiques ne le réhabilitent, et qu’en le rendant plus lourd pour quelques uns, elles ne lui ôtent, aux yeux du plus grand nombre, son aspect odieux et son caractère avilissant. »

Au style près – on n’écrit plus avec cette limpidité en nos jours de peste – on croirait lire une réflexion sur la tyrannie actuelle exercée par la bien-pensance contre tous ceux qui osent penser hors des cadres idéologiques. Pourtant ces lignes datent de 1835, on les trouve dans l’ouvrage de Tocqueville, De la Démocratie en Amérique. Quelle fine analyse ! Quelle prescience ! Toute la laideur, toute la violence feutrée mais mortifère dont nous souffrons aujourd’hui est là décrite. Les guides et illuminés, relayés inlassablement par l’appareil de propagande médiatique, s’ingénient à faire de nous des parias. Quoi, vous ne voulez pas devenir des hommes nouveaux, sans feu ni lieu, sans patrie, sans frontières, sans sexuation, sans culture, sans race ? Nous ne vous tuerons pas ; nous allons faire de vous des sous-hommes.

Tyrannie innommable et insupportable ! Ce ne sont plus le bourreau et le garde-chiourme qui nous travaillent, c’est nous-mêmes que l’on somme d’être notre propre geôlier, notre propre tourmenteur, notre propre censeur. L’homme nouveau s’achemine, la dégénérescence est en marche. « Aujourd’hui, nous ne voyons rien qui veuille devenir plus grand, nous pressentons que l’on ne cesse de décliner, de décliner pour devenir plus inconsistant, plus gentil, plus prudent, plus à son aise, plus médiocre, plus indifférent, plus chinois1, plus chrétien », écrivait Nietzsche dans La Généalogie de la Morale. « - L’homme, cela ne fait aucun doute, ne cesse de devenir « meilleur » … C’est justement en cela que réside la fatalité de l’Europe – avec la peur de l’homme, nous avons également subi la perte de l’amour pour lui, du respect pour lui, de l’espoir que l’on plaçait en lui, même de la volonté dont il était l’objet. Désormais, le spectacle de l’homme fatigue – qu’est-ce que le nihilisme, aujourd’hui, sinon cela ? … Nous sommes fatigués de l’homme. »

Cela explique cette apathie, l’abattement morose dans lequel stagnent les peuples de l’Europe. On les asservit, on les avilit, on les envahit, on les viole ; bien peu nombreux sont ceux qui se rebellent, tant on les a culpabilisés. Le tyran, dans les républiques démocratiques, n’est plus un seul personnage, il est devenu l’entité protéiforme d’une caste. Le tyran use de mots stimulant le conditionnement : « raciste », « homophobe », « machiste », « islamophobe », « fasciste » ; d’un même mouvement, il lâche les chiens de garde de la bonne conscience contre le dissident couvert d’opprobre ; et, cédant tout de même à l’antique réflexe du despotisme, il défère le récalcitrant devant ses tribunaux. Le dissident, voilà l’ennemi du tyran.

Or, la dissidence ne peut que se nourrir du refus d’un monde « bon » ; elle affirme l’homme dans tous ses aspects, elle ne saurait admettre la médiocrité, elle se fait belligérance lorsque les circonstances l’imposent. La dissidence refuse l’hybris du « bien » tout autant que celle du « mal », tant elle sait recevoir ces deux menteurs d’un même front ; elle veut simplement que l’homme devienne ce qu’il est et non ce que veut le tyran. Telle l’Antigone de Sophocle, elle oppose à la loi du tyran les lois non écrites fondant l’humanité : on ne refuse pas plus l’autonomie aux hommes que la sépulture au cadavre. Face à Créon, Antigone est dissidente ; elle le paiera de sa vie ; mais elle enseigne cette dignité supérieure de dire non au tyran.

« Tu me dis raciste, homophobe, islamophobe ? Admettons que je le sois ; je n’aurais pas à en avoir honte, puisque c’est toi qui m’en accuse. N’es-tu pas toi-même, prince des ténèbres travesti en habit de lumière, l’ennemi du genre humain ? N’est-ce pas toi qui dilue les nations et les cultures en un magma informe ? N’est-ce pas toi qui, déracinant les hommes, a introduit l’ennemi dans la Cité ? » La Dissidence est la seule dignité face aux démovores2.  Nous devons porter fièrement les haillons du paria dont on nous affuble jusqu’à ce que le tyran meure de terreur à notre seul aspect. Nous sommes pour le moment des entités isolées dans l’espace numérique, rares sont nos rassemblements démonstratifs face à la police du tyran. Mais, le temps aidant, nous trouverons chacun dans l’ombre la main amie ; de telle sorte que les molécules erratiques que nous sommes pourront s’agréger et devenir la vague déferlante qui noie les tyrans.

Sacha

1 Nietzsche, dans Le Gai Savoir, parle des « insatisfait faibles », « inventifs lorsqu’il s’agit d’embellir et d’approfondir l’existence », mais qui « se laissent volontiers tromper et se contentent même d’un peu d’ivresse et d’exaltation » ce qui fait que dans l’ensemble « ils sont impossibles à satisfaire et souffrent de leur incurable insatisfaction ». D’où notamment la recherche des paradis artificiels : drogue, mysticisme. Nietzsche pensait que la population chinoise de son époque était de cette catégorie et que « les socialistes et les idolâtres de l’État en Europe pourraient aisément (…) conduire l’Europe aussi à une situation chinoise et à un « bonheur » chinois. » N’est-ce pas à cette fuite en avant vers la médiocrité insatisfaite que nous conduit l’hédonisme contemporain ?

2 Dévoreurs de peuples.

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