La poule ne doit point chanter devant le coq.

Gloire à Molière ! Et merdre à ceux qui prétendent que son oeuvre aurait été écrite par le vieux Corneille. En fait, on s’en fout. Il n’y a pas de raison à bouder son plaisir.

Je relis avec une immense jubilation « Les Femmes Savantes » que déjà, lorsque j’étais en cinquième (1962 : les vers rongeaient déjà le fruit), une propagandiste de prof ratée vouait aux gémonies. Je ne vous ferai pas une lecture commentée, je vais me contenter d’introduire les passages qui me plaisent. Et vous invite à les déguster, les méditer, les faire connaître dans cette société décadente.

Le bon bourgeois Chrysale est faible de caractère, comme le sont devenus hélàs, sous la pression de l’idéologie clitocratique, la plupart de nos hommes, et le voilà tyrannisé par sa rombiasse. Cela n’échappe à personne, pas plus qu’à lui-même :

(Henriette) Le plus sûr est de gagner ma mère : Mon père est d’une humeur à consentir à tout, Mais il met peu de poids aux choses qu’il résout ; Il a reçu du Ciel certaine bonté d’âme, Qui le soumet d’abord à ce que veut sa femme ; C’est elle qui gouverne, et d’un ton absolu Elle dicte pour loi ce qu’elle a résolu.

(Chrysale) Du nom de philosophe elle fait grand mystère ; Mais elle n’en est pas pour cela moins colère ; Et sa morale, faite à mépriser le bien, Sur l’aigreur de sa bile opère comme rien. Pour peu que l’on s’oppose à ce que veut sa tête, On en a pour huit jours d’effroyable tempête. Elle me fait trembler dès qu’elle prend son ton ; Je ne sais où me mettre, et c’est un vrai dragon ; Et cependant, avec toute sa diablerie, Il faut que je l’appelle et « mon coeur » et « ma mie ».

La sale rombiasse, sa fille ainée et sa conne de soeur ont fondé une « académie », comme le veut le temps. Le lecteur reconnaîtra la correction politique dans leur programme ridicule qui n’est pas piqué des vers :

(Armande)  Pour la langue, on verra dans peu nos règlements, Et nous y prétendons faire des remuements. Par une antipathie ou juste, ou naturelle, Nous avons pris chacune une haine mortelle Pour un nombre de mots, soit ou verbes ou noms, Que mutuellement nous nous abandonnons ; Contre eux nous préparons de mortelles sentences, Et nous devons ouvrir nos doctes conférences Par les proscriptions de tous ces mots divers Dont nous voulons purger et la prose et les vers.

(Philaminte) Mais le plus beau projet de notre académie, Une entreprise noble, et dont je suis ravie, Un dessein plein de gloire, et qui sera vanté Chez tous les beaux esprits de la postérité, C’est le retranchement de ces syllabes sales, Qui dans les plus beaux mots produisent des scandales, Ces jouets éternels des sots de tous les temps, Ces fades lieux communs de nos méchants plaisants, Ces sources d’un amas d’équivoques infâmes, Dont on vient faire insulte à la pudeur des femmes.

(Armande) Nous serons par nos lois les juges des ouvrages ; Par nos lois, prose et vers, tout nous sera soumis ; Nul n’aura de l’esprit hors nous et nos amis ; Nous chercherons partout à trouver à redire, Et ne verrons que nous qui sache bien écrire.

Vous pensez bien qu’une si brillante académie se devait d’avoir son BHL ; il s’appelle Trissotin. Mais ma fois il ne fait pas l’unanimité chez les gens sages, loin de là :

(Clitandre) Son Monsieur Trissotin  me chagrine, m’assomme, Et j’enrage de voir qu’elle estime un tel homme, Qu’elle nous mette au rang des grands et beaux esprits Un benêt dont partout on siffle les écrits, Un pédant dont on voit la plume libérale, D’officieux papiers fournir toute la halle. Je vis, dans le fatras des écrits qu’il nous donne, Ce qu’étale en tous lieux sa pédante personne : La constante hauteur de sa présomption, Cette intrépidité de bonne opinion, Cet indolent état de confiance extrême Qui le rend en tout temps si content de soi−même, Qui fait qu’à son mérite incessamment il rit, Qu’il se sait si bon gré de tout ce qu’il écrit, Et qu’il ne voudroit pas changer sa renommée Contre tous les honneurs d’un général d’armée.

(Chrysale) Je n’aime point céans tous vos gens à latin, Et principalement ce Monsieur Trissotin :  : C’est lui qui dans des vers vous a tympanisées ; Tous les propos qu’il tient sont des billevesées ; On cherche ce qu’il dit après qu’il a parlé, Et je lui crois, pour moi, le timbre un peu fêlé.

Ce n’est pas pour autant que l’on méprise la science et la raison, encore faut-il qu’elles émanent de gens fort raisonnables :

Clitandre : Cette vérité veut quelque adoucissement. Je m’explique, Madame, et je hais seulement La science et l’esprit qui gâtent les personnes. Ce sont choses de soi qui sont belles et bonnes ; Mais j’aimerois mieux être au rang des ignorants, Que de me voir savant comme certaines gens.

D’où une belle engueulade entre BHL et Clitandre :

Trissotin :  J’ai cru jusques ici que c’étoit l’ignorance Qui faisoit les grands sots, et non pas la science.

Clitandre)  Vous avez cru fort mal, et je vous suis garant Qu’un sot savant est sot plus qu’un sot ignorant.

(Trissotin) Le sentiment commun est contre vos maximes, Puisque ignorant et sot sont termes synonymes.

(Clitandre)  Si vous le voulez prendre aux usages du mot, L’alliance est plus grande entre pédant et sot.

(Trissotin)  La sottise dans l’un se fait voir toute pure.

(Clitandre) Et l’étude dans l’autre ajoute à la nature.

(Trissotin) Le savoir garde en soi son mérite éminent.

(Clitandre) Le savoir dans un fat devient impertinent.

(Trissotin) Il faut que l’ignorance ait pour vous de grands charmes, Puisque pour elle ainsi vous prenez tant les armes.

(Clitandre)  Si pour moi l’ignorance a des charmes bien grands, C’est depuis qu’à mes yeux s’offrent certains savants.

Pan sur le bec du pédant. En fin de compte, ces femmes-docteurs sont stupides et ennuyeyses. Ah ! Molière ! Si tu savais comme tu disais vrai ! Voici :

(Clitandre) Et les femmes docteurs ne sont point de mon goût. Je consens qu’une femme ait des clartés de tout ; Mais je ne lui veux point la passion choquante De se rendre savante afin d’être savante ; Et j’aime que souvent, aux questions qu’on fait, Elle sache ignorer les choses qu’elle sait ; De son étude enfin je veux qu’elle se cache, Et qu’elle ait du savoir sans vouloir qu’on le sache, Sans citer les auteurs, sans dire de grands mots, Et clouer de l’esprit à ses moindres propos.

Et, ma fois, je souscrirais volontiers à l’esprit des lois de ce brave Chrysale : 

(Chrysale) Qu’importe qu’elle manque aux lois de Vaugelas, Pourvu qu’à la cuisine elle ne manque pas ? J’aime bien mieux, pour moi, qu’en épluchant ses herbes, Elle accommode mal les noms avec les verbes, Et redise cent fois un bas ou méchant mot, Que de brûler ma viande, ou saler trop mon pot. Je vis de bonne soupe, et non de beau langage. Vaugelas n’apprend point à bien faire un potage ; Et Malherbe et Balzac, si savants en beaux mots, En cuisine peut−être auroient été des sots.

Vos livres éternels ne me contentent pas, Et hors un gros Plutarque à mettre mes rabats, Vous devriez brûler tout ce meuble inutile, Et laisser la science aux docteurs de la ville ; M’ôter, pour faire bien, du grenier de céans Cette longue lunette à faire peur aux gens, Et cent brimborions dont l’aspect importune ; Ne point aller chercher ce qu’on fait dans la lune, Et vous mêler un peu de ce qu’on fait chez vous, Où nous voyons aller tout sens dessus dessous. Il n’est pas bien honnête, et pour beaucoup de causes, Qu’une femme étudie et sache tant de choses. Former aux bonnes moeurs l’esprit de ses enfants, Faire aller son ménage, avoir l’oeil sur ses gens, Et régler la dépense avec économie, Doit être son étude et sa philosophie. Nos pères sur ce point étoient gens bien sensés, Qui disoient qu’une femme en sait toujours assez Quand la capacité de son esprit se hausse A connoître un pourpoint d’avec un haut de chausse. Les leurs ne lisoient point, mais elles vivoient bien ; Leurs ménages étoient tout leur docte entretien, Et leurs livres un dé, du fil et des aiguilles, Dont elles travailloient au trousseau de leurs filles. Les femmes d’à présent sont bien loin de ces moeurs : Elles veulent écrire, et devenir auteurs. Nulle science n’est pour elles trop profonde, Et céans beaucoup plus qu’en aucun lieu du monde : Les secrets les plus hauts s’y laissent concevoir, Et l’on sait tout chez moi, hors ce qu’il faut savoir ; On y sait comme vont lune, étoile polaire, Vénus, Saturne et Mars, dont je n’ai point affaire ; Et, dans ce vain savoir, qu’on va chercher si loin, On ne sait comme va mon pot, dont j’ai besoin.

 Laissons la servante Martine, qui a les pieds sur terre, tirer la conclusion raisonnable de tout ceci :

(Martine) Ce n’est point à la femme à prescrire, et je sommes Pour céder le dessus en toute chose aux hommes.

(Martine) Mon congé cent fois me fût−il hoc, La poule ne doit point chanter devant le coq.

(Martine)  Si j’avois un mari, je le dis, Je voudrois qu’il se fît le maître du logis ; Je ne l’aimerois point, s’il faisoit le jocrisse ; Et si je contestois contre lui par caprice, Si je parlois trop haut, je trouverois fort bon Qu’avec quelques soufflets il rabaissât mon ton.

Voyant hier le Dadou harcelé par sa rombiasse (ils ont 23 ans), je me suis dit que Molière, décidément, avait belle prescience, et qu’il serait bien temps que le train normal du monde reprenne. Finissons-en avec cette hubris clitocratique.

La prochaine fois, je vous entretiendrai d’une perversion qui semble se propager dans la jeunesse à vitesse grand V : celle du « triolisme » (je me demande si ça n’a pas à voir avec la Triolet !)

Raymond.

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