Impossible d’avancer

Il n’est pas possible d’avancer dans le débat d’idées. Précisément parce que c’est un débat. Paradoxe, sans doute, mais seulement pour ceux -hélàs très majoritaires- qui s’imaginent naïvement que la Vérité pourrait sortir toute nue du puits des débats. Au mieux peut-on espérer un rapprochement des points de vues, c’est la convention, ou ce que j’appelle « acception », mais jamais aucune convention ne pourra éliminer la divergence fondamentale, celle qui fonde notre personne. L’altérité, puisque c’est d’elle qu’il s’agit, parce que constitutive de nous-mêmes, ne s’élimine pas comme un corps étranger, et finalement toutes nos conventions comportent intrinsèquement leur remise en cause. L’Histoire n’est rien d’autre que cela : la dialectique de la convergence et de la divergence.

Je vais donner deux exemples illustrant ce que je dis, tirés de l’expérience des fora ou des échanges de commentaires que l’on trouve généralement sur les sites. Au passage, si nous avons bloqué les commentaires de nos articles, c’est entre autres motifs parce que nous ne souhaitons pas perdre notre temps en vaines polémiques qui ne sont, en fin de compte, que sodomisation de diptères.

Premier exemple : je suis personnellement intervenu sur le site Enquête&Débat, à propos d’un article intéressant de Jean : « Les capitalistes sont en partie responsables de l’anti-libéralisme« . Sur le fonds, précisons que je suis assez d’accord avec l’auteur. Une de mes interventions ne portait pas réellement sur l’article, mais sur l’emploi récurrent, par certains contributeurs, du terme d’arbitraire, entendu dans un sens naïf, je dirais presque de style IIIe République. A savoir, les rapports sociaux sous l’Ancien Régime auraient été arbitraires, tandis qu’après la Révolution, ils auraient été raisonnables. Par extension, l’arbitraire aurait concerné tantôt les rapports capitalistes anciens, ceux d’avant le milieu du XXe Siècle, tantôt les rapports au sein de l’entreprise en général.

J’ai donc tenté de clarifier le concept, de manière anthropologique. Je précisais notamment qu’arbitraire ne s’opposait pas à logique et ne voulait pas dire quelque chose d’irrationnel, décidé sur un coup de tête. Admettons que l’exemple pris pour soutenir l’explication était un peu ardu : j’expliquais que Ferdinand de Saussure, en disant que le signe était arbitraire, confondait deux ordres de rationalité. Le signe en soi n’étant basé que sur la loi de la valeur, à savoir que l’élément de langage n’a en soi aucune matérialité et n’existe que de ne pas être les autres éléments de langage, c’est-à-dire de manière négative, relative et oppositive, selon ce qu’explique Saussure lui-même (Deuxième partie du Cours de Linguistique Générale, chapitre IV),  il ne peut jamais « coller » à l’objet qu’il réfère. Autrement dit, il n’y a pas de relation naturelle entre le mot et ce qu’il désigne. Par exemple il est inutile de mettre le mot « fromage » au réfrigérateur, car il ne sent pas. Autrement dit, le mot, en tant qu’élément de langage, est impropre. Vous me suivez ?

Bon. Prenons le mot « cheval »; en tant que mot, il n’a pas quatre pattes, et cheval s’oppose à tous les autres mots. Mais c’est aussi un mot Français, et en cela nous touchons une autre rationalité, qui n’est plus celle du langage. Car ce qui en fait un mot n’est pas ce qui en fait un mot français. On n’oppose plus alors cheval à chaise, mouton, fusée etc… mais à l’anglais horse, à l’allemand Pferd, à l’espagnol caballo etc.. Or sur quoi se base cette nouvelle opposition ? Tout simplement sur le fait qu’en France l’usage est de parler de cheval, alors qu’ailleurs on emploie d’autres mots. Par usage, il faut comprendre la convention que fait un groupe humain sur ses institutions, et la langue est une institution, c’est-à-dire quelque chose d’accepté dans le groupe. Et il n’y a pas de raison logique de parler de cheval, ni de relation naturelle au quadrupède ainsi nommé. Je sais bien que les naïfs nous dirons que ça vient du Latin, mais cela n’explique rien, car le caballus des Romains n’était pas notre cheval ; d’autres naïfs vous raconteront qu’à l’origine des mots, il y aurait l’onomatopée, mais le pipio ne roucoulait pas, et si notre coq fait « cocorico », le coq d’ailleurs fait « kikiriki » ou « koukouroukou ».. Il n’y a pas d’origine naturelle aux mots des langues. Voilà qui montre l’arbitraire : aucune institution ne relève de la logique, ni de la « nature », mais bien de la convention, c’est-à-dire de l’arbitraire. Si l’impropriété caractérise le langage, l’arbitraire caractérise le social. Vous me suivez toujours ?

Dans ce cas, abandonnons la langue, et constatons que les organisations politiques que l’on rencontre, je veux dire les sociétés, ne reposent que sur la convention, sur le modus vivendi entre citoyens, c’est-à-dire sur l’arbitraire. Et à ce titre, les institutions que nous connaissons ne sont en rien moins arbitraires que celles de l’Ancien Régime. Nous avons été intoxiqués au cours de nos études (pour les plus anciens d’entre nous) par la philosophie du XVIIIe Siècle qui mélangeait tout : la nature, la raison et le social. Or qu’était la « nature » sinon un concept de combat destiné à opposer une organisation « naturelle » qui n’a jamais existé -il n’y a que des sociétés, et la nature n’a pas de sociétés- à la configuration politique qu’ils contestaient. De là les mythes du « bon sauvage » et du contrat social fondateur. Or ce contrat-là était selon les philosophes basé sur « la raison« , c’est-à-dire la logique; mais en réalité sur la logique de ceux qui en parlaient ! Aucun de ces joyeux libertins ne s’était rendu compte que le contrat ne pouvait pas être fondateur, et que pour qu’il y ait contrat il fallait être capable de contracter. Et que cette capacité, loin d’être naturelle (il n’y a pas de contrat chez les animaux), était culturelle et constituait la négation d’une divergence fondamentale, d’une altérité surmontée temporairement par la convergence.Et avec l’altérité, nous tenons le principe fondateur. La logique est capable d’analyser ce processus de convergence, mais il ne faut pas confondre la rationalité du processus avec la logique qui en parle.

Dès lors, il est inutile de ratiociner sur l’esprit des lois : la logique ne peut pas plus être à leur origine qu’à l’origine du cheval français ou du caballo espagnol. Toute loi est le produit d’une convergence, d’une acception, de l’arbitraire. Et, finalement, concernant les formes de gouvernement, Bourbon, Bonaparte ou République, tout est aussi arbitraire. Cela n’a évidemment rien de péjoratif : il s’agit simplement des modalités historiques de la délégation  de ce pouvoir que nous avons tous d’œuvrer pour autrui. Je laisse ici de côté les considérations éthiques -et notamment la question de l’équité- relatives à la forme de gouvernement : que la démocratie puisse davantage plaire qu’une autocratie, cela ne la rend pas moins politiquement arbitraire. Evidemment ! Sinon, et dès le début, tous les peuples auraient eu les mêmes lois, la même forme (démocratique) de gouvernement, et.. il n’y aurait pas de peuples !

J’avais donc expliqué cela, dans une forme il est vrai un peu moins développée qu’ici où je dispose de la place nécessaire, mais l’essentiel y était, et tout lecteur un tant soit peu attentif aurait pu de lui-même arriver aux conclusions du paragraphe précédent. Mais les gens lisent en diagonale, mal, et sans peser les mots. Un seul semble m’avoir compris; d’autres m’ont opposé le fait qu’il existerait un « droit naturel », bien entendu associé dans leur esprit à la démocratie. Ceux-là en sont encore, et sans examen, à une réflexion datant de trois siècles. D’autres m’ont objecté qu’il n’y avait pas de convention portant sur les rapports sociaux sous l’Ancien Régime. Ils n’avaient rien compris, car sous la Féodalisme, d’une part il était convenu que tout pouvoir venait de Dieu, d’autre part le pacte féodal était bel et bien une délégation de pouvoir entre gens de guerre (le seigneur protégeait), gens de prière, gens de labeur. Et ce pacte féodal a duré mille ans : les gens étaient-ils si bêtes qu’ils ne se rendaient pas compte que cette organisation n’était pas démocratique ? Ce n’est que l’essor de la bourgeoisie, née dans les villes franches, notamment mais pas uniquement, qui a remis en cause cet arbitraire.. pour prôner un autre arbitraire en prenant la « nature » pour prétexte.

Bref, le débat ne sert à rien si personne ne consent à clarifier les concepts, à sortir de l’idéologie pour mener une réflexion anthropologique. Mais l’exercice, j’en conviens, est difficile. La pesanteur des habitudes, l’ignorance et la paresse intellectuelle sont de puissants obstacles. Et vous pensez bien que nos politiciens -de profession ou du Café du Commerce- n’ont pas la moindre idée de l’utilité d’une science anthropologique n’ayant rien à voir avec la philosophie. Aussi n’avance-t-on pas, et au mieux tient-on un pseudo-dialogue de sourds. Au pire, des gens de mon espèce apparaissent aux yeux des autres comme des extra-terrestres idiots. Bon : j’en ai autant à leur service, mais je leur pardonne car ils ne savent pas ce qu’ils pensent.  

Second exemple : chez ExtrêmeCentre, site que j’aime bien, « Letel » montrait son désaccord avec Nigel Farage, chef du United Kingdom Independance Party, député européen et « leader » du groupe Europ Liberty and Democracy, en publiant une de ces interventions musclées dont le deader Britanique a le secret. Letel espérait ridiculiser Farage, mais j’ai exprimé mon accord avec ce que dit l’orateur, car je pense après analyse anthropologique que Farage a raison. Non que ce monsieur ait procédé lui-même à une analyse anthropologique, mais parce qu’il exprime à sa manière ce que je pense être le réflexe anthropologique des peuples. J’ai déjà exprimé mon analyse lors du référendum de 2005, en expliquant que l’Europe, anthropologiquement, ne pouvait pas constituer un seul peuple. L’Europe de Bruxelles, c’est en effet une tentative d’ignorer ce qui fonde précisément les groupes sociaux, c’est-à-dire à la fois l’exclusion et l’inclusion, l’opposition d’un côté et une convergence limitée de l’autre. Quant aux procédés, en particulier le fait d’ignorer les réponses données par les peuples aux référenda soit en faisant revoter (cas de l’Irlande) soit en recourant de manière confinant à la forfaiture à des votes parlementaires, je les estime complètement anti-démocratiques.

Pourquoi ? Là intervient ma propre conception de la démocratie, partant du principe que toute souveraineté réside essentiellement en la Nation. Qu’est-ce que cela veut dire ? Rien de plus que nous sommes structuralement au principe du pouvoir, et que nous seuls pouvons le déléguer. A qui ? D’une part à qui nous donnons mandat de nous représenter; mais notre Constitution refuse le mandatement, donc il y a déjà déni de démocratie. D’autre part, à personne d’autre que nous-mêmes, parce qu’en ce qui concerne les lois fondamentales organisant le groupe, la convention princeps, c’est que chacun doit exprimer sa propre option sans passer par la délégation. Cela s’appelle « démocratie directe ». On voit bien que cest une option, donc quelque chose d’arbitraire au même titre que la conception de Letel.

Cette question, fondamentale à mes yeux, a été éludée, et Letel, se basant sur le second référendum irlandais, m’a répondu « put it in your pipe and smoke it ! » . Eh bien non ! Jamais je ne fumerai du tabac Belge ! Nul ne peut m’imposer sa loi, même par la force. Mais il est très évident que s’opposent deux conceptions inconciliables, d’une part de l’Europe (Letel veut une fédération, je veux une Europe des Nations, voire pas d’Europe du tout, ce qui à mon sens serait mieux), d’autre part de la démocratie (Letel semble accepter qu’on leurre les peuples « pour leur bien » – Tu parles ! qui peut en décider, du bien ? Les eurocrates ? Je pense que moins l’on délègue et plus on prend son sort en mains, plus l’on est responsable). Dès lors, il n’est aucun dialogue possible, aucune convergence.

Letel me dit : « Vous vous exprimez avec autant de brio que Farage, bravo, mais malheureusement vous pensez tout aussi faux que lui. » Voilà l’erreur : Letel juge en termes non point de logique (ce qui, de toute manière, serait inapproprié) mais en termes de « valeur de vérité », qui n’est rien d’autre que la cohérence du langage à lui-même. Et de ce point de vue, la valeur est automatiquement relative à qui l’éprouve. Mon argumentation est aussi logique que la sienne. Cela ne nous départage pas au plan anthropologique. Ni, d’ailleurs, du point de vue logique. J’ai reçu l’appui total d’un autre contributeur, Gérard-Pierre, cela me fait plaisir, mais ne règle pas non plus la question.

Voilà qui montre que, finalement, le débat ne débouche jamais sur une vérité qui, à mon sens, n’existe pas, ni même sur la convention a minima ce qui serait pourtant nécessaire pour vivre en paix. Au  lieu de cela, qu’avons-nous ? Des arguties tirées de l’économisme ambiant, qui n’est rien d’autre que le summum de la confusion. On nous raconte que le plan de « sauvetage » de la Grèce est excellent. Sauf que je pense qu’il est voué à l’échec. Tout simplement parce que l’idée d’une « monnaie unique » est une stupidité quand il s’agit d’unifier les pratiques économiques de nations parfaitement hétérogènes, et parce que la monnaie est une chose parfaitement hétérogène : unité de compte, certes, assignat technique, réserve de jouissante, et à cours forcé. Bref : une monnaie de singe, indexée sur rien de sérieux et valable seulement pour qui y croit (et je n’y crois pas). C’est un peu léger, tout de même, et l’euro n’échappe pas à cette légèreté. Rappel : il ne saurait y avoir de science d’un objet hétérogène, donc il ne peut pas y avoir de science économique. Si une telle science existait, cela se saurait, et il n’y aurait pas de crises !

Bref : nous nous sommes quittés sur un constat de divergence fondamentale. Normal : la communication n’aboutit pas nécessairement, et, de plus, puisqu’il s’agit de convention, elle porte en elle les raisons de son échec à terme. Mais en même temps, c’est sinistre, car cela porte en germes la belligérance. Il y aura dans les vingt ans à venir un conflit majeur en Europe. Mais ainsi va le social, et, après tout, la paix n’existe que par la guerre et vice-versa.

En fin de compte, ce n’est pas du débat que peut sortir une « vérité », au mieux peut-il en sortir une convergence qui n’a pas vraiment besoin de lui, car c’est ce qui se vit et se négocie à l’échelle de la micro-politique. Mais on peut toujours brasser des idées, sodomiser les mouches, cela est moins indigne que la politique « people » qui escamote tout. Et sur ce point la présidentielle nous en prépare de bonnes !

Sacha.

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