Le puzzle du Sire de Tulle

Yollande contre Dark Dupont(Medium)J’aime à répéter cet aphorisme de Tocqueville : « Les institutions communales sont à la liberté ce que les écoles primaires sont à la science ; elles la mettent à la portée du peuple ; elles lui en font goûter l’usage paisible et l’habituent à s’en servir.» C’est là en effet le premier et fondamental échelon de la délégation de ce pouvoir dont nous-mêmes sommes la source, celui d’œuvrer ad ministerium pour autrui et d’accepter qu’autrui puisse œuvrer pour nous. Or, explique plus loin Tocqueville, « ôtez la force et l’indépendance de la commune, vous n’y trouverez jamais que des administrés et point de citoyens. » Nous tenons là la clé du charcutage régional qu’entend perpétrer le sieur de l’Élysée.

Durant ma vie, j’ai vu un pouvoir central de plus en plus envahissant détruire l’autonomie des institutions locales. On a par la violence administrative procédé de force au remembrement de la propriété agraire – c’était dans la période 1965-1970- sous couvert d’efficacité économique de l’agriculture. L’organisme d’État chargé de ce viol des propriétés avait le droit de préemption sur les parcelles proposées à la vente. Le résultat le plus tangible de cette spoliation fut une agriculture vivant sous perfusion de subsides publics, dont extorqués aux citoyens. Le découpage régional avait été lui aussi concocté dans les officines ministérielles, mais nous vivions un autre temps, et le projet fut soumis à référendum en 1969, avec le résultat que l’on sait. Il n’en est pas moins vrai que ce découpage s’est fait tout de même, selon le principe que le Pouvoir siège à Paris et qu’en fin de compte les citoyens n’ont rien à y redire, surtout s’ils ne sont pas d’accord.

Le troisième fait dont nous fûmes témoins a été le regroupement de certaines communes. Que de diatribes contre l’existence de trente-six mille communes c’est-à-dire de trente-six mille foyers potentiels de résistance au pouvoir central ! Là encore sous de fallacieux prétextes d’efficacité et de réduction des dépenses. Le résultat le plus évident a été une augmentation des taxes foncière et d’habitation, sans profit pour les communes, et surtout la disparition des édiles au profit d’un pouvoir éloigné. Avec pour corollaire la prolifération des fonctionnaires territoriaux, tant au niveau des regroupements communaux qu’à celui des régions. La manœuvre me paraît claire : sous couvert de décentralisation on centralise davantage, on éloigne le pouvoir du citoyen, et avec lui la capacité dudit citoyen de contrôler ce pouvoir. Sous couvert d’économies et d’économie, on a en réalité emprisonné la population dans un réseau serré de bureaucrates, on a réduit drastiquement son autonomie.

Il est curieux d’entendre les uns et les autres, dans la caste politique et dans l’administration, se plaindre de ce qu’ils appellent un mille-feuille qui, pourtant, hiérarchisait la délégation du pouvoir du conseil municipal au conseil général et au conseil de région. Certes, cette organisation est coûteuse, mais je soutiens qu’elle ne l’est que parce que les élus tombent trop facilement dans l’excès : clientélisme, prévarication, démesure pharaonique, et j’en passe. Ces excès sont imputables à un vide juridique considérable : l’élu est, dans notre système hérité des IIIe et IVe Républiques, parfaitement irresponsable de ses actes et de leurs conséquences. L’irresponsabilité est la cause des gaspillages. Inutile, donc, d’invoquer des arguments économiques pour cacher les causes. On comprend que peu à peu le citoyen, privé de son pouvoir, témoigne de moins en moins d’intérêt à exercer la délégation : il finit par ne trouver personne digne de confiance, et soit pas abstention, soit de choix délibéré, il signe des chèques en blanc.

Cela ne suffit pas aux tyrans centralisateurs : il faut encore et toujours éloigner l’électeur du pouvoir institutionnel. Tel est l’objet de la réforme régionale administrativement imposée par le sire de Tulle. Celui-ci n’envisage évidemment pas de soumettre son projet à référendum, car il courrait à un désaveu cinglant, une fois de plus. Il sera plus simple de faire un « débat » avec un parlement encore à la botte, et malgré les dissensions qui se font jour chez les parlementaires socialistes, le projet finirait par passer. Sauf que… C’est une modification des lois fondamentales, et qu’en toute démocratie cela nécessiterait, à défaut d’un nécessaire référendum,  un débat du congrès parlementaire avec une majorité des 3/5 dont ne dispose pas le tyranneau élyséen. Attendons-nous donc à une réforme recentralisatrice passant au forceps, comme fut imposée la loi perverse dite du mariage pour tous.

Cependant, si le projet de Hollande était autre chose qu’un découpage énarchique fondé sur des critères économiques parfaitement discutables, sans parler des arrière-pensées électoralistes tellement patentes qu’il ne vaut pas la peine d’en parler, il pourrait être expliqué et justifié par de solides arguments (ce qui ne l’empêcherait pas d’être, comme tout ce qui est social, parfaitement arbitraire). Dans ces conditions, une bonne explication didactique – et non pédagogique : le citoyen, par définition, n’est pas un enfant, païdos- pourrait sans trop de risques conduire à une acceptation populaire donnée par voie de référendum. Outre, donc, la crainte d’un vote punitif, la clique au pouvoir n’a pas d’arguments solides pour faire valoir son projet. Et elle ne peut pas avancer de tels arguments : ils n’existent tout simplement pas.

L’argument économique ? Mais alors, pourquoi maintenir seule une Haute-Bretagnes et continuer à souder la Basse-Bretagne aux pays de Loire ? Il n’y a, dans ce projet, même pas de volonté purement arithmétique de réaliser un équilibre. De ce point de vue, l’analyse des regroupements en se basant sur les chiffres de la production intérieure brute par régions (INSEE, 7/02/2014) permet de dresser le tableau suivant :

 Régions charcutéesLes mariages forcés entre régions constituent quatre pôles en principe puissants, en se basant simplement sur l’addition des PIB : l’Île-de France (sans changement : tout pour Paris !), Rhône-Alpes + Auvergne, Midi-Pyrénées + Languedoc-Roussillon, Provence-Côte d’Azur (sans changement).Or ce sont des régions qui ont déjà un bon résultat, excepté l’Auvergne. Autrement dit, économiquement, on regroupe en pôles des régions déjà puissantes, et l’on fabrique des pôles de régions nettement moins puissantes (par exemple : regroupement des deux Normandie, isolement de la Haute-Bretagne). Admettons que la contiguïté géographique soit un obstacle infranchissable et que l’élyséen ait des difficultés à jouer au puzzle.

Je ne peux pas trop me prononcer quant à certains regroupements, mais je suis stupéfait de constater que la région Limousin entrerait dans un conglomérat avec le Poitou-Charentes et la région Centre. Le Limousin était 21e sur 22 régions métropolitaines, avec un PIB lamentable. C’est pourtant une région qui a bénéficié durant cinquante ans de la manne de l’uranium en Haute-Vienne, qui possède des filons aurifères, et constitue une région d’élevage. Mais pour qu’une région soit dynamique, il ne suffit pas de posséder des atouts « naturels », encore faut-il des hommes entreprenants. Tenez : la Suisse n’a que très peu de ressources « naturelles » et fonctionne magnifiquement à produire avec une haute valeur ajoutée. Dans le cas du Limousin, cent ans de socialisme ont complètement stérilisé l’esprit d’entreprise et même l’esprit tout court. Seul le bassin de Brive est actif, et mériterait de rejoindre l’Aquitaine. Conséquence : nous avons-là l’exemple d’une région-boulet. C’est le cas de la Franche-Comté aussi, boulet pour la Bourgogne (mais ça doit quand-même flatter l’impérialisme de Rebsamen), ou de la Champagne-Ardennes, boulet pour la Picardie. Je sais : de gros malins tenteront de dire que du regroupement naîtra une dynamique nouvelle. Mais ça ne marche jamais comme cela : là où tout le monde est puissant, cela peut fonctionner sans changement (mais pas sans heurts), là où le regroupement est trop déséquilibré, les puissants finissent par phagocyter les faibles. Ou s’en débarrasser. Regardez le tableau et les écarts dans les regroupements, et vous comprendrez le propos.

Donc l’argument économique est irrecevable. Quant à considérer les « pays » et les peuples, ce n’est pas dans les mœurs du jacobinisme : tout le monde est pareil, pour les coupeurs de têtes, il n’y a ni Ch’ti ni Marseillais. Sauf que la grande Patrie, si elle est encore (de moins en moins) une identité commune, est constituée de petites patries ayant une identité différentielle. C’est comme ça, et l’instruction obligatoire, les nivellements fascistes de la République n’ont pas réussi à le détruire. Il y a une identité bretonne, mais tout aussi bien charentaise, limousine etc… Et pour en revenir au Limousin, pays d’oc même s’il est nord-occitan, on se demande ce qu’il pourra faire avec deux pays d’oïl, surtout avec la puissante région Centre !

En fait, on se demande à quoi va servir ce regroupement saugrenu, sinon à essayer de maintenir les socialistes en selle en leur réservant une part de ce pouvoir que les élections municipales ont sérieusement entamé. Sachons que nos actuelles régions ne sont guère disproportionnées (en taille) par rapport à la moyenne des régions européennes, et qu’en fin de compte le regroupement ne permettra pas de réaliser des économies substantielles. De fait, on recentralise bel et bien, et c’est là tout le vice de la réforme. Le vide laissé par les anciennes institutions sera comblé par des fonctionnaires, et vous pouvez en être sûrs, les délais pour obtenir un document administratif seront fortement allongés. Et vos impôts régionaux augmentés. Mais le pire sera, bien entendu, cet éloignement du pouvoir délégué, échappant au contrôle direct des citoyens.

« On comprend  que la centralisation gouvernementale acquiert une forme immense quand elle se joint à la centralisation administrative. De cette manière elle habitue les hommes à faire abstraction complète et continuelle de leur volonté ; à obéir non pas une fois et sur un point, mais en tout et tous les jours. Non seulement elle les dompte par la force, mais encore elle les prend par leurs habitudes ; elle les isole et les saisit ensuite un à un dans la masse commune. » Tocqueville (De la démocratie en Amérique, 1835-1840)

Non, monsieur Hollande, je ne trouve rien pour défendre votre manœuvre. Si vous voulez faire des réformes « structurelles » commencez-donc par ramener l’État à ses trois rôles régaliens, supprimez l’assistanat, libérez les entreprises, supprimez tous vos ministères inutiles. Et laissez le peuple décider lui-même de ses mariages régionaux. Le pire des administrateurs, c’est l’État.

Sacha.

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